Lettre d’un homme d’affaires à son fils, pour contrôler ses dépenses…

gerer son budget

De John Graham, Union Stock Yards, Chicago, à son fils Pierrepont, Université de Harvard.

Le père de M. Pierrepont vient juste de jeter un regard sur le relevé des dépenses de son fils et il lui envoie un courrier pour lui expliquer certains principes élémentaires de la vie.

Chicago, le 6 Mai,

Cher Pierrepont,

Le banquier vient juste de me passer ton relevé de compte mensuel, et rien qu’un premier coup d’œil a gâché mon humeur. Quand je t’ai dit que je souhaitais que tu bénéficies d’une vaste culture, je ne voulais pas dire par là que tu achètes tout Cambridge. Heureusement, tes factures ne me ruineront pas, mais toi, elles te ruineront si tu ne deviens pas très, très vigilant.

Durant ces 2 dernières années, j’ai remarqué que tes dépenses s’alourdissaient de mois en mois, mais j’ai remarqué aussi que pas une seule fois tu n’as daigné justifier l’augmentation de tes dépenses courantes, et ça, ça s’appelle mal gérer ses affaires – et c’est tout comme si on donnait à un bœuf son pesant de maïs sans que l’ingrat prenne un seul gramme.

Je ne t’ai rien dit jusqu’à présent, parce que j’avais vraiment confiance que ton bon sens inné t’éviterait de faire l’imbécile comme certains de ces jeunes qui n’ont pas à faire des efforts pour être imbéciles. Mais je ne veux pas que tu t’imagines, parce que je me suis tu, que je suis riche et que je peux supporter ça, parce que je ne le supporterai plus du tout quand tu auras terminé tes études.

Plus tôt tu ajusteras tes dépenses à ce que sera ta capacité financière, plus facilement elles apprendront à cohabiter. Le seul moyen sûr de s’enrichir rapidement, c’est qu’on nous donne de l’argent ou qu’on en hérite. Tu ne deviendras pas riche de cette façon là – du moins pas avant que tu aies prouvé que tu es capable d’occuper un poste important dans notre entreprise. Et bien sûr, chez Graham et Cie, il n’y a qu’une seule place de laquelle un homme peut démarrer pour atteindre cette position.

Peu importe qu’il s’agisse du fils du patron ou du chef de service – cette place est toujours en bas de l’échelle. Et dans les bureaux, le bas de l’échelle correspond à la chaise au service du courrier et à 80 dollars tous les samedi soir.

Je ne peux pas te donner une réussite toute faite. Je ne te rendrais pas service en le faisant et de plus, ça nuirait à l’entreprise.

Nous avons plein de pièces aux étages supérieurs, mais pas d’ascenseur dans l’immeuble. Démarrer comme tu le feras, avec une bonne instruction, te permettra de monter plus rapidement que celui qui n’en a pas, mais lorsque tu commenceras à travailler tu devras aussi te confronter aux moments où tu ne seras pas capable de lécher les timbres aussi rapidement que les autres employés du service. Cependant, celui qui n’a pas léché les timbres n’est pas prêt à écrire des lettres.

Évidemment, ce sont les moments où savoir qu’on sert le gâteau avant la glace et savoir conduire une voiture ne te sera d’aucune utilité.

Je mentionne simplement ces choses parce que je crains que tu aies commencé à te faire de fausses idées, là-bas, sur la côte Est, sur tes futurs débuts dans l’entreprise. Je peux te mettre le pied à l’étrier mais après, tu seras le seul à te frayer le chemin dans les premiers rangs.

Tout est dans l’homme. Il y en a certains qui, si on leur offre un talent enveloppé dans un mouchoir pour démarrer dans les affaires, l’échangeront contre une brique d’or et jetteront le mouchoir, et il y en a d’autres qu’on peut aider à démarrer en leur donnant juste un mouchoir et ils se lanceront modestement dans le commerce des tissus puis ils y appâteront le talent de l’autre gars.

J’ai assez d’amour-propre pour croire que tu es fait de la bonne étoffe, mais j’aimerais bien que quelque chose en sorte au grand jour. Tu ne deviendras jamais un bon négociant en inversant l’ordre que le Seigneur a décrété – en dépensant avant de gagner.

Le jour de la paye vient toujours un mois plus tard pour le dépensier et il n’est jamais capable de réaliser plus de 6 cents sur chaque dollar qu’il gagne. Mais 1 dollar vaut 106 cents pour l’homme d’affaires avisé et il ne dépense jamais le dollar.

C’est celui qui augmente ses économies et diminue ses dépenses qui achète des parts dans l’entreprise. C’est ton point faible, si tes relevés de compte disent vrai et en général ils ne mentent pas, même si le Baron Münchausen a été le premier voyageur de commerce et les factures de mes représentants se ressentent encore de son influence.

Je sais que beaucoup de jeunes qui démarrent dans les affaires pensent qu’une certaine insouciance par rapport à l’argent leur apportera la réputation de types sympathiques et que la prudence est de la radinerie. C’est un des effets bizarres de l’éducation universitaire et c’est une des raisons pour lesquelles 9 sur 10 hommes d’affaires hésitent à y envoyer leurs fils.

Mais d’un autre côté, c’est précisément sur ce point qu’un jeune homme a l’opportunité de montrer qu’il n’est pas frivole. Je sais que beaucoup de gens disent que je suis assez près de mes sous, que je retire de chaque porc qui passe par mon usine plus de saindoux que le poids brut que le Seigneur lui a donné, que j’ai amélioré la nature au point d’obtenir 4 jambons d’un animal qui a commencé sa vie avec 2, mais tu as vécu suffisamment de temps avec moi pour savoir que ma main est généralement dans ma poche au bon moment.

Ce que je veux dire par là c’est que l’homme le plus radin qui existe est celui qui est généreux avec l’argent qu’il n’a pas gagné lui-même, à la sueur de son front, et que le gars qui est sympathique aux dépens d’un autre ne fera pas un engrais de première qualité.

Cette ambition d’être réputé comme sympathique a rempli mes bureaux d’employés de qualité inférieure et qui resteront toujours de qualité inférieure.

Si tu as cette même ambition, réprime-la jusqu’à ce que tu aies travaillé pendant au moins un an. Puis, si tu sens que tu peux satisfaire ton ambition en restant penché sur un bureau toute la semaine, en gagnant 80 dollars par semaine qui partiront en quelques tournées de verres pour les copains le samedi soir, je ne vois aucune objection à ce que tu la satisfasses, parce que je saurai alors que le Seigneur ne t’a pas destiné à être ton propre patron.

Tu sais bien comment j’ai débuté – avec un coup de pied aux fesses, mais qui s’est avéré être un coup qui m’a propulsé, et en fin de compte, depuis ce moment là chaque coup de pied m’a élevé encore un peu plus haut. Je gagnais 20 dollars par semaine, je dormais sous le comptoir et tu peux être sûr que je savais exactement combien de pennies il y avait dans chacun de ces dollars, et combien le sol était dur. C’est ce que tu dois apprendre à ton tour.

Je me souviens quand je naviguais sur les Lacs, notre bateau était en train de passer sous le pont à Buffalo quand je vis le petit Bill Riggs, le boucher, sur le pont au-dessus de moi avec un grand rôti de bœuf dans son panier. Comme la cuisine sur le bateau était un peu maigre, je hélai Bill et il me jeta le rôti en bas. Je lui demandai le prix et il me répondit en criant, « Allez, 10 dollars. »

C’était un excellent morceau de bœuf et lorsqu’au retour nous avons fait escale à Buffalo, je me suis dit que j’aimerais bien en prendre encore. Je suis donc allée au magasin de Bill et lui ai demandé un morceau de la même viande. Mais cette fois-ci il me donna un petit rôti, bien moins grand que le premier, qui de plus était assez coriace et filandreux.

Mais quand je lui en demandai le prix, il me répondit « ça fera 10 dollars ». Il n’avait tout simplement aucun sens de la valeur des choses, qui représente le 6ème sens d’un homme d’affaires. Bill était un grand et solide gaillard, un bosseur, mais aujourd’hui il est très, très pauvre.

Il n’y a pas que des Bills dans notre métier. J’en ai quelques uns maintenant dans l’entreprise, mais ils ne franchiront jamais la grille qui sépare les employés des dirigeants. Pourtant, s’ils consacraient la moitié du temps qu’ils passent à chercher de bonnes raisons à mettre leur compte à découvert, je ne parviendrais pas à les éloigner de nos bureaux même sous la menace d’une hache de boucher, et d’ailleurs je ne le voudrais pas car ils doubleraient leur salaire et mon profit en un an.

Mais j’ose affirmer avec certitude que le gars qui doit forcer la tirelire en fin de semaine pour payer son ticket de transport ne sera pas plus avisé lorsqu’il en viendra à faire des affaires avec l’argent de son père. Il perforera son compte bancaire aussi sûrement qu’une bande de Texans sauvages crible de trous leur cible.

Je sais que tu me diras que je ne comprends pas comment ça se passe là-bas, que tu dois faire comme les autres et que les choses ont changé depuis ma jeunesse. Tout cela est faux. Adam a inventé déjà toutes les différentes manières dont un jeune homme peut faire l’idiot, et le dernier cri universitaire au bout de la chaîne n’est qu’un ornement de plus qui ne change rien aux principes fondamentaux.

Le jeune homme qui fait n’importe quoi juste parce que les autres le font risque fort de crier misère toute sa vie. C’est le même qui achète le blé à 10 dollars la veille de la cassure du marché. On l’appelle le « paysan » dans les études de marché, mais la ville en est pleine.

Par contre, c’est celui qui a assez de courage pour penser et agir par lui-même, et qui vend quand les prix atteignent le sommet, qui siège dans les réunions des directeurs avant même d’avoir 40 ans.

Nous avons un vieux bœuf là-bas, à l’usine qui se tient au pied de la piste qui monte aux abattoirs, et qui observe tout le monde, comme un des ces vieux villageois assis sur une boîte à biscuits devant l’épicerie – l’œil mélancolique et songeur – et il a toujours 2 ou 3 brins de paille qui pendent du coin de sa gueule. On n’a jamais vu de bœuf ayant l’air aussi peu intéressé par ce qui l’entoure.

Mais quand les ouvriers conduisent vers lui un troupeau de bœufs, ou parfois de vaches, si on les met en conserve, on peut voir alors le Vieux Abe monter sur la piste comme s’il faisait signe au troupeau de le suivre, avec ce drôle de moignon qui lui tient de queue, comme si quelque chose de terriblement intéressant pour les bœufs se déroulait là-haut, quelque chose que chaque plouc du Texas et du Colorado qui vient droit des prairies, devrait voir pour acquérir un peu de vernis urbain.

Les bœufs le suivent tout naturellement sur cette piste qui mène directement aux abattoirs. Mais juste au moment où ils atteignent le sommet, curieusement, le Vieux Abe se perd dans la foule et il ne compte plus parmi les présents quand les portes se referment et que les vrais problèmes commencent pour ses nouveaux copains.

Je n’ai jamais vu un groupe d’une douzaine de gamins sans qu’il y ait un Vieux Abe parmi eux. Si tu vois ton groupe le suivre, écarte-toi de lui. Parfois il vaut mieux rester seul. Utilise un peu de bon sens, de prudence et de discernement. Tu peux faire des provisions de ces 3 denrées lorsque tu en auras suffisamment. Mais tu dois commencer à les acquérir dans ta jeunesse. Elles s’accrocheront difficilement à toi quand tu auras un peu endurci.

Tu n’es pas obligé de m’écrire, si tu sens que tu es en voie de les acquérir. Les symptômes s’en ressentiront sur le bilan de tes dépenses. Au revoir, la vie est trop courte pour écrire des lettres et j’ai un coup de fil de New-York.

Bien affectueusement,

Ton père, John Graham.

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